Quatorze
LE DOSSIER DES SORCIÈRES MAYFAIR
PARTIE II
Marseille, France.
Le 4 octobre 1689.
Cher Stefan,
Je me trouve maintenant à Marseille après plusieurs journées de voyage. J’ai fait une étape à Saint-Rémy puis me suis remis en route sans me presser car mon épaule et mon cœur blessés me font souffrir.
J’ignore encore si la nouvelle des événements de Montclève est parvenue jusqu’ici. Avant d’entrer dans Saint-Rémy, j’ai ôté ma soutane et suis redevenu un voyageur hollandais aisé. Je pense que personne ne viendra me tracasser à propos de ce qui s’est passé dans les montagnes, car qui se douterait que je suis au courant ?
J’écris à nouveau pour ne pas devenir fou autant que pour te rapporter, ce que je suis tenu de faire, tout ce qui s’est passé.
L’exécution de Deborah a commencé de la même façon que tant d’autres. Lorsque la lumière du matin est tombée sur la place, devant les portes de la cathédrale Saint-Michel, toute la ville y était rassemblée, pour le plus grand profit des aubergistes. La vieille comtesse, vêtue de noir, est arrivée accompagnée des deux enfants tremblants. Avec leurs cheveux et leur peau sombres, ils ne pourraient renier leur sang espagnol mais leur haute taille et la délicatesse de leur ossature traduisent celui de leur mère. Les deux garçons, terrifiés, furent juchés au sommet des gradins devant la prison, face au bûcher.
Le plus jeune. Chrétien, se mit à pleurer et à s’accrocher à sa grand-mère tandis que des murmures exaltés parcouraient la foule : « Chrétien, regardez Chrétien ! L’enfant était assis, la lippe tremblante, mais son frère aîné, Philippe, ne manifestait que de la crainte et, peut-être, une certaine répugnance pour ce qui se passait autour de lui. La vieille comtesse les embrassait et les réconfortait tous les deux. C’est alors qu’apparurent la comtesse de Chamillart, le père Louvier et deux jeunes ecclésiastiques en grande tenue.
D’autres personnages importants, ou, en tout cas, de ces gens qui se croient importants, vinrent occuper petit à petit les places assises. Derrière toutes les fenêtres ouvertes se profilaient des visages impatients et les spectateurs debout se pressaient si près du bûcher qu’on pouvait se demander comment ils allaient faire pour ne pas brûler avec.
Enfin, les portes de Saint-Michel furent ouvertes en grand et l’on vit s’avancer sur le seuil le curé accompagné d’un personnage officiel abject muni d’un rouleau de parchemin, probablement le maire, et encadré de deux soldats en armes.
Entre eux apparut ma Deborah devant la foule frappée de stupeur. Elle se tenait bien droite, la tête haute, son corps fin couvert d’une chemise blanche descendant jusqu’à ses pieds nus. Elle portait devant elle le cierge de six livres et balayait la foule du regard.
Jamais de ma vie je n’ai vu un tel courage, Stefan. J’étais debout à la fenêtre de l’auberge d’en face, et mon regard baigné de larmes croisa le sien.
Je ne sais plus très bien ce qui se passa ensuite, hormis qu’au moment même où des centaines de têtes risquaient de se tourner vers moi pour voir qui la « sorcière » fixait ainsi, Deborah détourna les yeux. Elle les posa avec indifférence sur les étals des camelots, sur les groupes de gens qui reculaient sous le poids de son regard et, finalement, sur les gradins où la vieille comtesse tentait de résister à ce regard accusateur et sur la comtesse de Chamillart qui se mil à se tortiller sur son siège, rougissante, jetant un regard paniqué sur la vieille comtesse qui restait imperturbable.
Pendant ce temps, le père Louvier, ce grand inquisiteur triomphant, criait au maire d’une voix rauque de lire la proclamation qu’il tenait entre les mains « pour que le cérémonial commence ».
Un brouhaha s’éleva de la foule, le maire se racla la gorge, s’apprêta à lire et j’eus enfin la présence d’esprit de vérifier que les mains et les pieds de Deborah n’étaient pas entravés.
J’avais l’intention de quitter ma fenêtre et de fendre la foule, en jouant des coudes si nécessaire, pour aller me placer le plus près possible d’elle, tout risqué que cela fût.
J’étais en train de me retourner, le maire venant de commencer à lire, lorsque la voix de Deborah s’éleva pour réclamer le silence de la foule.
— Je ne vous ai jamais fait de mal, même au plus pauvre d’entre vous !
Elle parlait lentement et fort, sa voix se réfléchissant sur les murs de pierre, et, quand le père Louvier se leva pour lui intimer l’ordre de se taire, elle haussa la voix et déclara que personne ne l’empêcherait de parler.
— Faites-la taire ! cria la vieille comtesse avec rage.
Louvier hurla une nouvelle fois au maire de lire la proclamation, et le pauvre curé, effrayé, regarda vers ses gardes qui s’étaient esquivés vers l’ombre.
— Je serai entendue ! cria ma Deborah en faisant un pas en avant dans la lumière.
La foule recula d’autant.
— Je suis injustement condamnée pour sorcellerie car je ne suis pas une hérétique et je ne vénère pas Satan. Je n’ai fait de mal à aucun d’entre vous. Vous, mes fils, vous avez témoigné contre moi et je vous renie ! Et vous, ma très chère belle-mère, vous vous êtes condamnée à l’enfer avec vos mensonges !
— Sorcière ! cria la comtesse de Chamillart, en proie à la panique. Brûlez-la ! Jetez-la sur le bûcher !
Sur ce, un certain nombre de gens avancèrent, tant par peur que par désir d’héroïsme et de s’attirer les faveurs des grands, ou peut-être seulement parce que la foule poussait. Les gardes ne bougèrent pas d’un pouce.
— Vous me traitez de sorcière, répondit Deborah en jetant le cierge sur le sol. Ecoutez-moi ! Je vais vous faire voir quelque chose que je ne vous ai pas encore montré.
La foule était remplie de terreur et certains commençaient à déserter la place et à pousser pour atteindre les ruelles voisines. Même les spectateurs des gradins s’étaient levés, et le jeune Chrétien enfouit son visage contre sa grand-mère en redoublant de sanglots.
Des centaines de paires d’yeux restaient fixées sur Deborah, qui avait levé ses bras fins et contusionnés. Ses lèvres remuaient mais aucun son n’en sortait. On entendit des cris perçants puis un bruit fracassant s’éleva au-dessus des toits, bien plus faible mais bien plus terrifiant que le tonnerre. Un grand vent se leva soudain, apportant avec lui un bruit de craquement que je ne reconnus pas tout de suite. C’étaient les vieux toits de la place qui cédaient.
Des tuiles se mirent à chuter des parapets, tombant çà et là en une pluie drue et mortelle, par dizaines, tandis que le vent hurlait et se concentrait au-dessus de la place. Les volets des auberges se mirent à battre sur leurs gonds et ma Deborah cria pour couvrir ce bruit assourdissant et les cris de panique de la foule.
— Viens maintenant, mon Lasher, sois mon bras vengeur, foudroie mes ennemis ! (Se courbant en deux, elle leva les mains, le visage rouge de colère.) Je te vois, Lasher, je te connais. Je t’appelle. (Elle se redressa et étendit les bras.) Détruis mes fils, détruis mes accusateurs ! Détruis ceux qui sont venus me voir mourir !
Et la chute des tuiles des maisons, de l’église, de la prison, de la sacristie et des auberges redoubla d’intensité, frappant à la tête les gens amassés en bas. Dans le vent, les gradins sommaires faits de planches fragiles, de piquets, de cordes et de mortier grossier commencèrent à trembler sur leurs bases, sous le poids des malheureux qui s’y accrochaient en hurlant de terreur.
Seul le père Louvier ne perdait pas son sang-froid.
— Brûlez-la, s’égosillait-il en essayant de fendre la foule paniquée qui n’hésitait pas à piétiner les corps tombés au sol. Brûlez la sorcière et la tempête s’arrêtera.
Personne ne fit un geste pour lui obéir et, bien que la cathédrale fût le seul refuge possible, personne n’osait y aller, Deborah étant toujours devant les portes, bras étendus. Les soldats avaient disparu, le prêtre avait reculé aussi loin qu’il avait pu et le maire était hors de vue.
Au-dessus de la mêlée, le ciel était noir. Les gens se débattaient, couraient dans tous les sens et tombaient les uns sur les autres. Sous la violente pluie de tuiles, la vieille comtesse, touchée à la tempe, perdit l’équilibre et s’effondra sur les corps affalés au pied des gradins. Lorsqu’une volée de pierres de la façade de la cathédrale s’abattit sur eux, les deux frères s’agrippèrent l’un à l’autre. Chrétien tomba à genoux au moment où les gradins s’écroulaient, entraînant dans leur chute les deux garçons et une vingtaine de personnes.
Apparemment, tous les gardes avaient quitté la place et le prêtre s’était enfui. Je vis ma Deborah reculer dans l’ombre de la cathédrale, les yeux toujours tournés vers le ciel.
— Je te vois, Lasher ! cria-t-elle. Mon fort et magnifique Lasher !
Puis elle s’évanouit dans l’obscurité de la nef.
Voyant cela, je descendis l’escalier en courant et me jetai dans la foule en délire. J’ignore ce que j’avais en tête à cet instant précis. Probablement de rejoindre Deborah et de profiter de la panique pour lui rendre sa liberté.
Sur la place, les tuiles continuaient à voler dans tous les sens ; j’en reçus une sur l’épaule et une autre sur la main. Deborah avait disparu de mon champ de vision et les portes de la cathédrale, malgré leur poids, battaient au vent.
Des volets arrachés s’abattaient sur la populace qui ne pouvait s’échapper. Des corps étaient entassés un peu partout. La vieille comtesse était morte et des gens trébuchaient sur son corps. Dans les décombres des gradins, j’aperçus Chrétien, dont le corps inanimé était si déjeté qu’il était impossible qu’il fût encore en vie.
Philippe avançait sur les genoux, une jambe cassée, à la recherche d’un abri. Mais un volet tomba sur sa nuque et le tua net.
Puis quelqu’un près de moi, recroquevillé contre le mur, cria :
— La comtesse ! en pointant le doigt vers le haut.
Debout sur le parapet de la cathédrale, vacillant dangereusement, Deborah tendit à nouveau les mains vers le ciel et se mit à crier. Mais, avec le hurlement du vent, les cris des blessés, le vacarme des tuiles, des pierres et des morceaux de bois cassés, je n’entendis pas ce qu’elle disait.
Je courus vers la cathédrale et cherchai fébrilement l’escalier intérieur. Louvier était là, courant de droite et de gauche, cherchant lui aussi comment monter. Il trouva les marches avant moi et je lui emboîtai le pas.
Au moment où je parvins à l’air libre, un peu après lui, je vis Deborah tomber du toit. M’approchant du bord, j’aperçus en bas son pauvre corps disloqué sur les dalles du parvis. Son visage était tourné vers le haut, elle avait un bras replié sous la tête et l’autre croise sur la poitrine et ses yeux étaient fermés comme si elle dormait.
Louvier poussa un juron.
— Brûlez-la, hissez son corps sur le bûcher !
Mais personne ne l’entendait. Consterné, il se retourna pour descendre et m’aperçut.
Il eut un regard ahuri lorsque, sans hésiter et de toutes mes forces, je le poussai dans le vide.
Personne ne m’a vu, Stefan. Nous étions au point culminant de Montclève. Aucun autre toit n’était plus haut que celui du sanctuaire. Du château, au loin, il n’y avait aucune vue sur ce parapet et personne n’avait pu me voir d’en bas puisque le corps de Louvier me masquait.
Je m’assurai que personne ne m’avait suivi en haut puis descendis jusqu’à la porte. Louvier était étendu là, aussi raide mort que ma pauvre Deborah et non loin d’elle, le crâne éclaté et les yeux grands ouverts.
Je suis incapable de dire combien de temps la tempête a continué mais elle s’était déjà modérée au moment où j’arrivai en bas. Un quart d’heure, peut-être. Ce quart d’heure de souffrance que Louvier avait estimé pour Deborah.
Des fenêtres de l’entrée de la cathédrale, je vis la place se vider, les derniers malheureux montant sur les cadavres bloquant les rues latérales. La clarté revint et la tempête se calma, pour s’éteindre progressivement. Je fixais toujours en silence le corps sans vie de Deborah. Du sang coulant de sa bouche avait maculé sa chemise blanche.
Après un long moment, de nombreuses personnes revinrent sur la place, cherchant leurs morts et secourant les blessés qui gémissaient de douleur et appelaient à l’aide. Petit à petit, la place fut nettoyée de ses cadavres. L’aubergiste et son fils arrivèrent en courant et s’agenouillèrent près de Louvier.
— Je vous avais dit qu’elle était une grande sorcière, me chuchota le fils.
Les gardes arrivèrent en tremblant et, sur l’ordre d’un jeune ecclésiastique blessé au front, soulevèrent le corps de Deborah, regardant tout autour d’eux comme s’ils craignaient que la tempête ne recommence, et l’emportèrent vers le bûcher. Des morceaux de bois et de charbon tombèrent lorsqu’ils grimpèrent à l’échelle. Ils déposèrent doucement Deborah et se hâtèrent de quitter les lieux.
Un jeune ecclésiastique à la robe déchirée alluma les torches et le bûcher s’embrasa. Il resta tout près, regardant le bois brûler, puis recula en titubant avant de s’écrouler, sans connaissance ou mort. Mort, j’espère.
En toute hâte, je remontai sur le toit de la cathédrale pour voir le corps de ma Deborah, mort et calme, à l’abri de la souffrance, se consumer dans les flammes. Je jetai un regard circulaire sur les toits de la ville, béants là où les tuiles avaient été arrachées, et me demandai si l’âme de Deborah s’était élevée dans les nuages.
Lorsque la colonne de fumée fut si épaisse et nauséabonde que je ne pouvais plus respirer, je retournai à l’auberge. Je fis ma valise et allai chercher mon cheval.
Après des heures de chevauchée à travers la forêt, souffrant dans ma chair mais encore plus dans mon cœur, j’arrivai à Saint-Rémy où je m’endormis d’un sommeil profond.
Personne n’était encore au courant. Très tôt le lendemain, je pris la route de Marseille.
Les deux dernières nuits, je restai à demi éveillé sur ma couche en repassant les événements dans mon esprit. Je pleurai toutes les larmes de mon corps sur le sort de Deborah et repensai à mon crime. Je n’éprouvais aucun remords. Si cela avait été à refaire, je l’aurais refait.
Néanmoins, j’ai commis un crime, Stefan. Je remets ma confession entre tes mains, m’exposant ainsi à ta réprobation et à celle de notre ordre. Car depuis quand sommes-nous habilités à pousser les juges de sorcières dans le vide comme je l’ai fait ?
Tout ce que je puis dire pour ma défense, c’est que j’ai commis ce crime dans un moment de passion et d’inconscience. Mais je n’en éprouve nul regret. Tu le sauras dès que tu poseras les yeux sur moi. Je n’essaierai même pas de feindre le remords.
Mes pensées ne vont pas vers ce meurtre mais vers ma Deborah, son esprit, Lasher, et ce que j’ai vu de mes propres yeux à Montclève. Elles se tournent vers Charlotte Fontenay, la fille de Deborah, partie non pas pour la Martinique, contrairement à ce que croient ses ennemis, mais pour Port-au-Prince, à Saint-Domingue. Je suis sans doute le seul à le savoir.
Stefan, je suis dans l’obligation de poursuivre plus avant mes recherches. Je dois aller voir la malheureuse Charlotte, lui parler du fond du cœur et lui dire ce que j’ai vu et ce que je sais.
Je ne peux me contenter de lui exposer les faits, de faire appel à son bon sens ni de la supplier comme je l’ai fait, plus jeune, pour Deborah. Je dois converser avec elle afin qu’elle me permette d’étudier avec elle cette créature sortie de l’invisible et du chaos pour faire plus de mal que tous les démons et esprits dont j’ai déjà entendu parler.
Mon intention est de considérer la nature de cette créature qui, pour épargner du chagrin à Deborah, a causé la mort de son mari, sans lui dire pourquoi, et ne le lui a avoué que sur ses instances. Je veux savoir s’il a pris une telle initiative dans le seul but de se faire passer pour un esprit bon et rusé.
Quelle que soit la réponse, cet esprit est des plus intéressants et inhabituels. Pense à sa force, Stefan, car je n’ai rien exagéré de ce qu’il est advenu de la populace de Montclève. Tu vas bientôt en entendre parler car c’était trop horrifiant et trop étonnant pour que l’histoire ne se répande pas prochainement au-delà des frontières.
Pendant mes longues heures de colère et de tourment, j’ai passé en revue tout ce que je connaissais des vieilles légendes sur les démons et autres esprits.
J’ai repensé aux écrits des magiciens et à leurs avertissements. J’ai repensé aux anecdotes et aux enseignements des Pères de l’Église car, tout ignorants qu’ils soient à bien des égards, les quelques connaissances qu’ils ont dans ce domaine coïncident avec les croyances des anciens, ce qui a son importance.
Car ce n’est pas un hasard si les érudits romains, grecs et hébreux et les chrétiens décrivent tous les mêmes entités et professent les mêmes mises en garde et formules pour les maîtriser.
Aux premiers jours de l’Église chrétienne, les Pères de l’Église croyaient que ces démons étaient en fait les anciens dieux païens. C’est-à-dire qu’ils croyaient à leur existence et les tenaient pour des créatures de moindre pouvoir, thèse que l’Église ne soutient certes plus aujourd’hui.
Néanmoins, les inquisiteurs ignares persistent dans cette erreur car en accusant les sorcières de faire des chevauchées nocturnes, ils leur reprochent cette vieille croyance en la déesse Diane qui infestait l’Europe païenne avant l’avènement du christianisme. Et le démon au corps de bouc que la sorcière embrasse n’est autre que le dieu Pan. Mais, pour en revenir à ce qui nous intéresse, tous les peuples, à un moment ou un autre, ont cru aux esprits et c’est ce qu’ils nous ont raconté que nous devons examiner. Si ma mémoire est bonne, je peux affirmer que les légendes et les livres de magie et de démonologie nous révèlent une kyrielle d’entités portant un nom et commandées par les sorciers et les sorcières. Le livre de Salomon les énumère et indique non seulement les noms et biens de ces êtres mais également de quelle manière ils apparaissent.
Bien qu’au Talamasca nous considérions depuis longtemps qu’une bonne partie de tout cela est pure imagination, nous savons que de telles entités existent et que les livres contiennent quelques précieux avertissements quant au danger que présente l’invocation de ces créatures capables d’exaucer nos souhaits d’une façon qui nous fait pleurer de désespoir, comme dans le vieux conte du roi Midas et l’histoire paysanne des trois souhaits.
La sagesse du magicien est définie comme la connaissance permettant de contenir et d’utiliser avec précaution le pouvoir de ces créatures invisibles de façon qu’il ne se retourne pas contre le magicien de manière imprévisible.
Mais, quoi que l’on puisse apprendre des écrits sur les esprits, a-t-on jamais entendu parler d’esprits capables d’apprendre ? Et de changer ?
Or Deborah m’a parlé deux fois de l’instruction de son esprit, ce qui tend à prouver qu’il est capable de changer.
Stefan, mon impression est que cette chose que Suzanne, la simple d’esprit, faisait sortir de l’invisible et du chaos, et son statut de serviteur de ces sorcières constituent un profond mystère et que, guidée par Deborah, elle est passée de l’état d’humble esprit de l’air, de faiseur de tempêtes, à celui d’affreux démon capable de tuer les ennemis de la sorcière lorsqu’il en reçoit l’ordre. Et je suis persuadé qu’il y a plus encore mais que Deborah n’a pas eu le temps ou la force de me l’apprendre. Il me faut l’enseigner à Charlotte, non pas pour la guider dans sa dévotion à cette chose mais dans l’espoir de m’interposer entre elle et lui et de neutraliser la créature par n’importe quel moyen.
De plus, je parierais que Charlotte ignore tout de ce démon et que Deborah ne l’a jamais initiée aux sciences occultes. Ce n’est qu’à la dernière heure que Deborah a confié ses secrets à sa fille et l’a envoyée au loin en espérant qu’elle lui survivrait et pour qu’elle ne la voie pas périr par le feu.
Stefan, je dois aller voir Charlotte. Je ne peux me dérober comme je l’ai fait avec Deborah, sur l’ordre de Roemer Franz. Si j’avais discuté et étudié avec Deborah, j’aurais peut-être eu raison d’elle et cette créature aurait pu être éliminée.
S’il te plaît, ne m’oblige pas à enfreindre la règle. Donne-moi l’autorisation. Envoie-moi à Saint-Domingue.
Car, quoi qu’il en soit, j’irai.
Cordialement vôtre.
Petyr Van Abel
Marseille
Le Talamasca
Amsterdam
Petyr Van Abel
Marseille
Cher Petyr,
Tes lettres ne manquent jamais de nous étonner mais tu t’es surpassé dans les deux dernières.
Nous les avons tous lues mot à mot puis nous avons réuni le conseil. Voici ses recommandations :
Tu dois rentrer sur-le-champ à Amsterdam.
Nous comprenons fort bien que tu veuilles aller à Saint-Domingue mais nous ne pouvons t’y autoriser. Et nous te prions de comprendre que, comme tu l’as admis toi-même, tu es impliqué dans les exactions du démon de Deborah Mayfair. En tuant le père Louvier, tu as exaucé les souhaits de cette femme et de son esprit.
Le fait que tu aies enfreint les règles du Talamasca en commettant cet acte nous inquiète fortement. Nous craignons pour toi et, à l’unanimité, nous pensons que tu dois rentrer pour prendre conseil et reprendre tes esprits.
Petyr, sous peine d’excommunication, nous t’ordonnons de revenir immédiatement.
Nous avons soigneusement étudié l’histoire de Deborah Mayfair en nous fondant sur tes lettres et sur les quelques observations que Roemer Franz a cru bon de coucher sur le papier. Nous nous accordons à dire que cette femme et ce qu’elle a fait avec son démon sont dignes du plus grand intérêt de la part du Talamasca. Veuille bien comprendre que nous avons la ferme intention d’obtenir tous les renseignements possibles sur Charlotte Fontenay et sa vie à Saint-Domingue.
Il n’est pas exclu que nous devions envoyer un messager aux Antilles pour parler avec elle. Mais cela ne peut être envisagé pour l’instant.
Il serait plus sage qu’après être revenu parmi nous tu écrives à cette femme pour lui faire savoir les circonstances de la mort de sa mère, en omettant ce qui concerne ton crime car ta culpabilité ne doit pas être connue, et lui dire ce que sa mère t’a confié. Tu l’inviteras à entrer en correspondance avec toi et tu pourras peut-être exercer sur elle une influence bénéfique sans risque pour toi-même.
C’est tout ce que tu pourras faire pour Charlotte Fontenay et, une fois encore, nous t’exhortons à rentrer. Par terre ou par mer, reviens le plus vite possible.
Sois cependant assuré de notre sympathie. Nous pensons que, si tu nous désobéis, seul le malheur t’attend aux Antilles. Nous avons pratiqué l’imposition des mains sur tes lettres et n’avons vu qu’obscurité et désastre.
Alexandre, celui d’entre nous qui possède le plus grand don de voir par le toucher a prédit que si tu allais à Port-au-Prince nous ne te reverrions jamais.
Je dois ajouter qu’Alexandre est allé imposer les mains sur le portrait de Deborah peint par Rembrandt. Il a été au bord de perdre connaissance, a refusé de parler et a dû se faire aider des domestiques pour monter dans sa chambre.
Pourquoi ce silence ? lui ai-je demandé. Ce à quoi il m’a répondu que ce qu’il avait vu se passait de mots. Je me suis mis en colère et l’ai pressé de parler. « Je n’ai vu que mort et ruine. Il n’y avait ni silhouettes, ni nombres, ni mots. Que pourrais-je dire ? » Et puis il a ajouté que si je voulais savoir je n’avais qu’à regarder encore le portrait, l’obscurité dont émergent pour toujours les sujets de Rembrandt, et observer de quelle façon la lumière n’éclaire que partiellement le visage de Deborah, une lumière fragile, engloutie pour toujours par l’obscurité.
— On peut dire la même chose de toute vie et toute histoire, persistai-je.
— Non, c’est prophétique, annonça-t-il. Et si Petyr va aux Antilles, il se fondra dans l’obscurité dont Deborah Mayfair n’aura émergé qu’un court instant.
Comprenne qui pourra ! Je ne peux te cacher qu’Alexandre a précisé que tu irais aux Antilles, que tu ignorerais notre ordre et l’excommunication et que l’obscurité allait tomber.
Tu es suffisamment sensible pour savoir qu’aux Antilles tu n’auras pas besoin de rencontrer des démons ou des sorcières pour mettre ta vie en danger. La fièvre, la pestilence, les esclaves rebelles et les animaux sauvages t’y attendent, sans parler des périls du voyage maritime !
Dois-je préciser qu’aucun d’entre nous ne manque de comprendre ton désir de poursuivre ce monstre et sa sorcière jusqu’à Saint-Domingue ? Que ne donnerais-je pas pour parler à quelqu’un comme cette Charlotte et lui demander ce que sa mère lui a appris et quelles sont ses intentions ?
Mais, Petyr, tu as décrit le pouvoir de ce démon. Tu as relaté fidèlement les étranges révélations sur son compte faites par feu la comtesse Deborah Mayfair de Montclève. Sache que cette chose cherchera à t’empêcher de t’interposer entre Charlotte et elle, et qu’elle est capable de provoquer ta fin, comme elle l’a fait pour le pauvre comte de Montclève.
Tu as certainement raison quand tu conclus que la chose est plus habile que la plupart des démons.
Cette histoire est tout à fait tragique mais tu dois rentrer pour écrire à la fille de Deborah et, en sécurité à Amsterdam, laisser à nos bateaux le soin de lui porter tes lettres.
Tu pourrais être intéressé de savoir, tandis que tu te prépares à rentrer, que la nouvelle de la mort du père Louvier vient seulement d’atteindre la Cour de France.
Qu’une tempête ait frappe la ville de Montclève le jour de l’exécution de Deborah de Montclève ne t’étonnera pas. Que ce soit Dieu qui l’ait envoyée pour manifester son mécontentement devant l’ampleur de la sorcellerie en France et sa condamnation de cette femme non repentante t’intéressera aussi. Et que le bon père Louvier ait trouvé la mort en se portant au secours des pauvres gens frappés par des morceaux de brique t’ira certainement droit au cœur. On aurait dénombré une quinzaine de morts et les braves gens de Montclève ont mis fin à la tempête en brûlant la sorcière. Il en a été conclu que Notre Seigneur Jésus-Christ aimerait voir bien plus de sorcières démasquées et brûlées. Amen.
Avant peu, tout cela sera l’objet d’un pamphlet agrémenté de ses inévitables dessins et d’une litanie de mensonges. Nul doute que les presses d’imprimerie, qui ne cessent d’alimenter les feux qui brûlent les sorcières, sont déjà au travail.
Petyr, ne prends pas le temps de nous écrire. Reviens. Sache que nous t’aimons et que nous ne te condamnons pas pour ce que tu as fait ou pour ce que tu pourrais faire. Nous te disons ce que nous croyons devoir te dire.
Cordialement vôtre.
Stefan Franck
Amsterdam
Cher Stefan,
Je t’écris en toute hâte car je suis déjà à bord du Sainte-Hélène, le bateau français qui m’emmène vers le Nouveau Monde, et un garçon attend pour aller poster cette lettre.
Je ne peux faire autrement que d’aller voir Charlotte. Cela t’étonne-t-il ? S’il te plaît, dis de ma part à Alexandre que je sais qu’il agirait de la même façon à ma place.
Stefan, tu te méprends sur mon compte quand tu dis que je suis impliqué dans les méfaits de ce démon. Il est vrai que j’ai enfreint nos règles par deux fois pour l’amour de Deborah Mayfair mais le démon n’a jamais fait partie de mon amour pour elle et quand j’ai poussé l’inquisiteur j’ai agi de mon propre gré.
Je l’ai fait pour Deborah et pour toutes les pauvres femmes ignorantes que j’ai vues hurler au milieu des flammes, pour celles qui ont péri sur le chevalet ou dans des geôles glaciales, pour les familles détruites et les villages ravagés par tous ces mensonges odieux.
Mais je perds mon temps à me justifier. Tu es bon de ne pas me condamner car, quoi qu’il en soit, c’est bel et bien un crime.
Il me faut parler de ce qui m’importe le plus, c’est-à-dire de ce que j’ai appris sur Charlotte Fontenay. Beaucoup se souviennent d’elle car c’est ici, à Marseille, qu’elle a embarqué. On m’a dit qu’elle était très riche, très belle avec sa chevelure aux boucles de lin et ses yeux bleus ensorcelants, et que son mari était très handicapé par une maladie contractée dans son enfance. Il n’est plus que l’ombre d’un homme. C’est pour cette raison que Charlotte l’a amené à Montclève, avec une pléthore de nègres pour s’occuper de lui. Elle voulait demander à sa mère de le guérir et de voir si son fils nouveau-né présentait les symptômes de la maladie de son père. Deborah a déclaré que l’enfant était en bonne santé. La mère et la fille ont préparé pour le mari de Charlotte un baume qui a beaucoup soulagé ses membres mais nul doute qu’il sera bientôt aussi infirme que son père, qui souffre de la même maladie.
Personne n’ignore ici que Charlotte et le jeune Antoine étaient très heureux de leur visite chez Deborah et qu’ils étaient déjà chez elle depuis plusieurs semaines quand la tragédie de la mort du comte a frappé la famille. Tu connais la suite. Toutefois, les gens de Marseille ne croient pas tant à la sorcellerie et imputent la folie de la persécution à la superstition des montagnards. Mais que vaudrait cette superstition sans ce fameux inquisiteur pour la maintenir vivante ? Je te le demande.
Il m’est facile de questionner les gens sur ces deux-là car personne ne sait que j’étais dans les montagnes. Du reste, ceux que j’invite à boire un verre de vin avec moi semblent aimer parler de Charlotte et d’Antoine Fontenay, de même que la populace de Montclève aimait à me parler de toute la famille.
Le passage de Charlotte et d’Antoine Fontenay a fait du bruit ici car ils vivaient sur un grand pied et se montraient généreux envers tout le monde, distribuant les pièces, assistant à la messe accompagnés d’un cortège de nègres, comme à Montclève, ce qui ne manquait pas d’attirer l’attention. On dit aussi qu’ils payaient très bien tous les médecins qu’ils consultaient pour la maladie d’Antoine et l’on parle beaucoup de la cause de cette maladie : serait-ce la grande chaleur qui règne aux Antilles ou s’agirait-il d’une maladie affectant depuis longtemps les Européens ?
La fortune des Fontenay est certaine car ils ont depuis longtemps des agents commerciaux dans cette ville. Mais en partant en toute hâte avant que l’arrestation de Deborah ne fût connue ils ont rompu tout lien avec leurs agents locaux et personne ne sait quelle était leur destination.
En me faisant passer, à grands frais, pour un riche marchand hollandais, comme je le fais toujours, j’ai réussi à découvrir le nom d’une belle jeune femme très gracieuse qui était une amie de Charlotte Fontenay. En lui disant simplement que j’avais connu et aimé Deborah de Montclève dans sa jeunesse à Amsterdam, j’ai gagné la confiance de la dame qui m’a fait certaines confidences.
Elle affirme que Charlotte est d’une nature séduisante et agréable et qu’il est impossible qu’elle soit une sorcière. Elle aussi attribue cette rumeur à l’ignorance des gens de la montagne. Elle a fait dire une messe pour le repos de l’âme de l’infortunée comtesse.
Quant à Antoine, l’impression de la dame est qu’il endure sa maladie avec un grand courage et qu’il aime profondément sa femme. Elle affirme que la raison de leur long voyage jusque chez Deborah est que le jeune homme n’est plus en mesure de concevoir des enfants et qu’il craint que son fils, bien que robuste et en bonne santé, n’hérite de sa maladie.
Il m’a été rapporté également que le père d’Antoine, maître de la plantation, était favorable à ce périple car il fait grand cas de la santé de son petit-fils, ses autres fils n’ayant plus ses faveurs du fait de leurs mœurs dissolues. Ils vivent avec leurs maîtresses noires et se préoccupent très peu de leur père.
Lorsque je lui demandai pourquoi personne n’avait pris la défense de Deborah, l’amie de Charlotte me confessa que le comte de Montclève n’avait jamais paru à la cour, pas plus que sa mère, qu’ils étaient d’anciens huguenots, que personne à Paris ne connaissait la comtesse, que Charlotte elle-même n’y avait fait qu’une brève apparition et que lorsque la rumeur courut que Deborah de Montclève était la fille sans père d’une sorcière écossaise, une simple paysanne au dire de tous, tout le monde lui tourna le dos.
— Ah ! dit la jeune femme, ces montagnes et ces villes…
Elle-même avait grand-hâte de retourner à Paris. Car comment obtenir faveurs et avancement en dehors du service du roi ?
Nous partons dans une heure et je n’ai pas le temps de t’en dire plus.
Stefan, est-il besoin de t’expliquer plus avant ? Je dois voir cette fille, la mettre en garde contre l’esprit. D’où crois-tu que, née huit mois après que Deborah eut prit congé de moi à Amsterdam, elle tienne son teint clair et ses cheveux de lin ? Penses-y !
Je te reverrai. Transmets mes amitiés à tous mes frères et sœurs du Talamasca. Je vais dans le Nouveau Monde. Je verrai Charlotte. Je vais conquérir ce Lasher et peut-être pourrai-je communiquer avec cette créature qui a une voix et un si grand pouvoir et apprendre certaines choses sur lui.
Cordialement vôtre.
Petyr Van Abel.
Marseille.